Qui dit Niglo, dit piquants.
« Gens du voyage » : voilà une catégorie administrative qui, de tout temps, centralise préjugés, discriminations et amalgames. Entre mythe et réalité, le regard que nous portons sur cette population singulière, avec ses problématiques, son rapport au temps, son oralité, sa culture, déroute.
Notre niveau de connaissance porté sur cette population a des effets sur notre capacité à orchestrer de nouvelles pratiques, réfléchies et adaptées, susceptibles de répondre au plus près aux difficultés qu’une partie de cette communauté rencontre.
Nombre de travaux, de recherches font état des problèmes rencontrés par les professionnels du secteur médical, en particulier hospitalier, dans les modes de prise en charge de cette population spécifique. En revanche il en existe beaucoup moins en ce qui concerne le travail social ou plutôt, le travail du social, auprès d’eux.
Hiatus et distinctions linguistiques. L’élaboration d’une pensée critique.
« Les Tsiganes » ne forment pas un peuple, ou encore un groupe uniforme. On rencontre au sein de cette catégorie non homogène de nombreuses communautés très diverses de quelques centaines ou milliers d’individus chacune. Lorsque ces communautés revendiquent elles-mêmes leur identité « Tsigane », elles nous disent : « nous, nous sommes Manouches, Gitans, Yénish…». On oppose à ces termes endonymes, c’est à dire par lesquels les intéressés se nomment eux-mêmes, des termes exonymes, c’est à dire la façon dont la société les appréhende et les définit. Ainsi, elle les qualifie tout aussi diversement : « eux, ce sont des Tsiganes, des Romanichels, des Camp-Volants…».
L’image rattachée à l’exonyme ne recouvre qu’en partie celle de l’endonyme et l’on peut tenter d’expliquer cette différence par la façon dont sont construites les représentations sociales de l’altérité.
Du fondement des représentations sociales à la capacité pratique d’agir. Une capacité de penser autrui mise à l’épreuve par la mystification du langage.
On peut définir une représentation par « une façon de voir localement et momentanément partagée au sein d’une culture et qui permet de s’assurer l’appropriation cognitive d’un aspect du monde et de guider l’action à son propos» (Rouquette, 1997). En d’autres termes, face à un individu identifié comme différent, pour savoir comment nous comporter professionnellement avec lui, il nous faut pouvoir le comprendre dans toute sa complexité. La représentation sociale incarne donc une forme de réponse que le travailleur social établit selon ses propres références, une sorte de théorie naïve (Rouquette, 1997). L’adjectif « naïf » est ici utilisé en opposition avec le terme « scientifique », qui relève quant à lui d’une méthodologie empirique pour atteindre une réalité du monde social en en dévoilant les zones d’ombres, les constructions ou processus.
Comme le souligne M. BOUTANQUOI, «pratiques professionnelles et représentations sociales s’articulent mutuellement ». On ne peut donc pas mettre en place de pratique éducative adaptée à partir de représentations faussées, ou du moins partielles. Dès lors qu’il nous faut adapter ou faire évoluer nos pratiques, c’est sur nos représentations qu’il convient en premier lieu de travailler. (Michel Boutanquoi. Pratiques, représentations sociales, évaluation : logiques individuelles et collectives autour de la relation d’aide. Sciences de l’Homme et Société. Université de Franche Compté, 2009.)
Pour agir de manière éducative il faudra penser la situation sociale vécue par un individu en partant du principe que c’est à travers les mots, que nous sommes en capacité de le faire et non l’inverse ; le langage sera donc un facteur déterminant dans cette démarche.
H. MARCUS, philosophe, est le premier à avoir observé un changement linguistique dans la parole publique dès les années 1960. Un mot renferme un concept et la vocation d’un concept est de produire des images pour pouvoir élaborer intellectuellement une réalité complexe. Marcus démontre une volonté progressive de remplacer des concepts qui permettent de penser par des concepts opérationnels servant à agir. (Herbert Marcuse, Deen zur einer kritischen Theorie der Gesellschaft (1969), traduit de l’Allemand par : « Pour une théorie critique de la société » publié en France en 1971.)
Un des effets de ces glissements sémantiques a pour effet d’atténuer les souffrances et les violences sociales vécues par les individus. Ainsi, en étudiant les formes de langage, on remarque que « les cotisations sociales » (le salaire socialisé) deviennent « le coût du travail, des charges », « l’infirme » d’hier devient « personne à mobilité réduite », le « clochard » devient « personne sans domicile fixe ». Bien que la situation de ces personnes n’ait pas évolué, voire, s’est parfois aggravée, les termes employés pour les définir renvoient à d’autres images et projections, sans doute plus rassurantes ou supportables du point de vue de la société en général.
L’appellation « Gens du voyage » s’inscrit dans ce processus. On peut donc comprendre qu’un travailleur social, dans son projet de prise en charge, intervienne en premier lieu sur le logement de ces « voyageurs », voire sur un projet de sédentarisation puisqu’ils sont nommés, définis et reconnus en marge sur ce domaine. Ceci illustre les décalages existant entre leurs demandes, leurs besoins et les forme d’accompagnement qui leurs sont proposées.
Réalité sociale et représentation d’autrui. Injonctions paradoxales et pouvoir d’agir.
« Nous accompagnons effectivement une population identifiée comme Gens du voyage. Mais comment dire… ce sont des faux. En fait ils sont sédentaires, ils ne voyagent plus. » (Ces propos, comme ceux qui suivent, ont été recueillis au cours d’entretien semi-directif auprès de travailleurs sociaux.).
Ces « ex-voyageurs », que l’on qualifie de sédentaires ne sont pas moins imprégnés et porteurs de leur histoire et de leur culture identitaire. En effet, pour eux, sédentaires ou non, ils n’en demeurent pas moins Gens du voyage et cette donnée doit être prise en compte.
« Nous ne pouvons leur proposer d’accompagnement visant à scolariser leurs enfants puisqu’ils ne seront peut- être plus dans les parages demain ».
Bien que de nombreux groupes soient implantés parfois depuis plus de 10 ans sur la même aire d’accueil ou le même terrain, l’image de vagabond ou de nomade perdure.
« Le problème avec les Manouches, c’est qu’ils ne respectent pas les règles du service, ils viennent en groupe de dix personnes pour un document ou une question : nos locaux et notre manière de travailler ne sont pas adaptés ! »
Le fonctionnement des institutions est bien connu des Tsiganes ainsi que l’accueil qui leur est souvent réservé. Les discriminations dont ils sont victimes et plus largement les représentations qui leur correspondent sont complètement intégrées et en particulier chez les enfants qui, parfois très tôt, développent des stratégies de défense. Ce repli qu’incarne la prévalence des rapports sociaux intra-communautaires, qui distingue et sépare « autrui gadjé » et « ego Tzigane » apparaît alors à la fois comme cause et effet. Les interactions avec les institutions sont pour eux bien souvent source de crainte, voire d’angoisse et justifient selon leur mode de fonctionnement communautaire une consultation collective en apparence plus sécurisante.
Considérer l’individu dans toute sa complexité.
Le mot « voyage » qui caractérise cette communauté est à relativiser car il ne permet pas de l’envisager dans toute sa complexité. Il masque une réalité sociale que l’étude des piliers de droits communs (accès au logement et aux soins médicaux, scolarisation des enfant et insertion par l’emploi) nous permet d’entrevoir plus précisément.
Sur le plan du logement et de la mobilité, certains Gens du voyage sont effectivement souvent sur les routes mais à échelle variable. Les communautés hippomobiles par exemple, ne voyagent jamais dans un périmètre qui excède 30 kilomètres. D’autres ne voyagent plus ou n’ont même jamais voyagé, d’autres encore projettent de reprendre le « voyage » le jour où leur situation économique ou familiale le permettra de nouveau. Reconnu comme habitat terrestre « mobile », leur logement n’en à bien souvent que le nom puisque leurs ressources financières ne leur permettent pas ou plusd’entretenir sa dimension mobile.
Les problèmes de santé et d’hygiène rencontrés par la communauté du Voyage sont liés aux effets combinés de leur précarité et de leurs conditions de vie. Compte tenu des zones de relégation dépourvues d’eau et d’électricité qu’ils occupent, ils souffrent d’affections médicales telles que : surpoids, diabète, cardiopathies et troubles liés à des retards de soins médicaux. (« Cherche la déchetterie, l’aire d’accueil n’est jamais loin » : maxime régulièrement entendue lorsque l’on demande le chemin du terrain le plus proche à des Gens du Voyage.) Comme souvent, la demande de soin est mal identifiée car formulée dans l’urgence, elle nécessite in fine une prise en charge avec des soins lourds. Par ailleurs, compte-tenu d’une importante endogamie, les naissances issues de couples germains voient le risque de malformations congénitales doubler. Suite à une enquête de l’INPES publiée dans le bulletin de juillet-aout 2007 de la revue « La santé de l’homme » n°390, « l’espérance de vie des personnes de la communauté du voyage est de 15 à 20 ans inférieure à la moyenne nationale ». Il s’agit donc d’une réelle question de santé publique.
Concernant la scolarisation, bien que l’accès à l’école au premier degré ne semble pas poser de problème particulier, pour la scolarisation au second degré, la tendance s’inverse sensiblement. Ainsi, la majorité des enfants du voyage âgés de 10 à 16 ans n’est pas scolarisée et ne bénéficie d’aucune instruction. Ces jeunes gens ont plutôt tendance à concevoir l’avenir en reproduisant le mode de vie qu’ils ont toujours connu, à savoir, celui de leurs parents qui sont par ailleurs souvent en situation d’illettrisme et d’analphabétisme.
L’insertion professionnelle est problématique puisqu’exerçant pour la plupart des métiers de l’artisanat en voie de disparition comme vannier, lad ou rémouleur, leurs savoirs faire et leurs compétences ne leur permettent pas ou plus d’accéder au marché de l’emploi conventionnel.
Une forme de recherche-action. La rencontre transculturelle, outil maïeutique, entre représentations et pratiques éducatives.
« En opposition avec les « mondes autres » où des hommes furent exposés et décrits comme des bêtes sauvages, déshumanisés avec une volonté d’hégémonie culturelle », l’approche transculturelle analyse l’impact de la culture sur les problématiques sociales et médicales rencontrées par les minorités ethniques et culturelles. (Tels qu’expositions universelles, zoos humains du colonialisme et autres cabinets de curiosités. Moro MR. Comprendre et soigner. La consultation d’Avicenne : un dispositif métissé et cosmopolite.2016)
Face à la difficulté de parler de l’autre et donc, de le penser dans sa complexité, cet outil relève d’une discipline centrée sur l’altérité, au carrefour de la psychiatrie et des sciences humaines.
Initialement conceptualisée en 1904 après un voyage sur l’ile de Java par E. KRAEPELIN, l’approche est au fil du temps précisée par F. FANON (Franz Fanon, Peaux noires, masques blancs, 1952,rééd., Le Seuil, col, « Points », 2001) puis par E. De MARTINO qui apporte un éclairage sur l’ethnocentrisme critique : « pour comprendre l’autre, il faut être bien dans sa propre culture et voir les préjugés » et jusqu’à T. NATHAN qui en développera par la suite l’application pratique que l’on rencontre le plus souvent sur le terrain où elle est pratiquée aujourd’hui.
Souvent utilisée dans l’accompagnement de populations migrantes de première génération (migrations asiatique ou sub-saharienne), la consultation transculturelle ou l’éclairage anthropologique sont pratiquement inexistants dans l’accompagnement orchestré auprès des Gens du Voyage, malgré l’aspect « culturel » paradoxalement souvent mis en avant par les professionnels pour expliquer leurs difficultés. La consultation apparaît pour le professionnel à la fois comme un outil clinique, mais également comme une forme d’analyse de la pratique professionnelle pluridisciplinaire.
On y aborde la constitution de la famille, son histoire, ses différents traumatismes, ses difficultés, la manière dont culturellement et socialement l’on envisage la maladie, le travail, la parentalité…
Sur le plan pratique, la consultation transculturelle se fait en cercle afin de dissiper toute angoisse et pour reformer une communauté sécurisante. Les professionnels, thérapeutes, médiateurs ou traducteurs si besoin, ainsi que les membres de la famille accompagnée s’installent là où ils le désirent. Des jeux, des magazines, des livres et autres supports sont à disposition afin de permettre à chacun, enfant et adulte, de créer un environnement favorisant l’échange.
Personne n’est projeté dans une obligation d’intervenir, il s’agit d’une situation de partage où la temporalité de chacun est respectée. Les membres de la famille accompagnée peuvent échanger entre eux, en retrait de la discussion collective, de même que les professionnels.
« Cet outil n’est pas une clinique réservée aux experts ou aux voyageurs. Il rend possible à ceux qui entrent dans une analyse pratique, rigoureuse et pluridisciplinaire, désireux de sortir de leur zone de confort professionnel, d’entrer en lien avec autrui et de s’ouvrir à d’autres conceptions ». (Moro MR. Comprendre et soigner. La consultation d’Avicenne : un dispositif métissé et cosmopolite. Bobigny : Association Internationale d’EthnoPsychanalyse ; 2016.)
S’initier à la rencontre transculturelle, c’est réduire la distance qui sépare « ego » et « autrui », rompre avec des préjugés et des représentations clivantes. Cette méthode rend la personne Manouche experte de sa condition et actrice de son devenir. L’élaboration collective et participative ainsi créée annule la notion de pouvoir, construit un savoir nouveau à partir des savoirs de chacun et impacte les pratiques éducatives de la relation d’aide.
Références :
Sur l’articulation entre pratiques professionnelles et représentations sociales :
- – Michel Boutanquoi. Pratiques, représentations sociales, évaluation : logiques individuelles et collectives autour de la relation d’aide. Sciences de l’Homme et Société. Université de Franche Compté, 2009.
- – Francis Alföldi. Vivre l’action éducative à domicile, Mille et un jours d’un éducateur. (chapitre 4 « Une furieuse envie de déguerpir ! La dénarcissisation. », Collection : Enfances, Dunod, janvier 2008.
- – Thomas Mercier, Mémoire pour l’obtention du Diplôme d’Etat d’Ingénierie Sociale, Auprès des Gens du Voyage, les métiers traditionnels du travail social en tension. Dualité entre présentations sociales et pratiques professionnelles dans la relation d’aide.
Sur l’histoire identitaire et culturelle des « voyageurs » :
- – Conférence d’Elisabeth Clanet dit Lamanite, Histoire des Tziganes et des Voyageurs. https://www.youtube.com/watch?v=s8iKqMzl7RE
- – Documentaire Le chemin des limites https://www.youtube.com/watch?v=8peS81uomFI. (source: Ministère de la Cohésion des Territoire).Sur l’ethnopsychiatrie et la rencontre transculturelle :
- – Frantz Fanon Écrits sur l’aliénation et la liberté, La découverte, 2015.
- – Franz Fanon, Peaux noires, masques blancs, 1952,rééd., Le Seuil, col, « Points », 2001.
- – Tobie Nathan La Folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique, Paris, Dunod, collection »Psychismes », 1986.
- – Moro MR. Comprendre et soigner. La consultation d’Avicenne : un dispositif métissé et cosmopolite.Bobigny : Association Internationale d’EthnoPsychanalyse ; 2016.